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Impressions D'espaces 2024

Les Portes et « l’Art de la Mémoire » ou la « fantasmagorie » selon Walter Benjamin comme champs exploratoire de l’espace urbain. Duo Processus (avec Jérémie Descamps)

Processus est un duo art-science créé avec Jérémie Descamps, urbaniste et docteur en géographie, rencontré en résidence à MOTOCO (lieu de production artistique à Mulhouse). Depuis 2023, nous explorons ensemble les représentations mentales de l’espace et du territoire et leur mémoire collective, au travers de protocoles dédiés. C’est notamment par le prisme des portes urbaines que nous sondons les notions de seuil, de passage, de frontière, ce qui nous amène à interroger celles de territoire, de nation et de la subdivision de l’espace par l’homme. Notre exploration théorique et sensible nous a notamment mené sur les pas de W. Benjamin et sa démarche de « flâneur ».

Supports théoriques
Une flânerie sensible autour des portes des villes pour comprendre ce qui fait lieu

Notre recherche-création (au sens de Dayre et Gauthier, 2020) analyse l’espace dans ses caractéristiques urbaines comme dans ses dimensions mentales, qui appellent à l’idée subjective d’une « mémoire du lieu », ancrée dans l’inconscient collectif. Elle emploie l’expérience parisienne de W. Benjamin comme protocole en deux temps. D’abord une phase d’observation empirique, faisant écho au concept de « flâneur » et au recueil des impressions et des images renvoyées par un lieu donné. Puis une phase « d’inventorisation » et de synthétisation de ces données comme fragments d’une « fantasmagorie » collective. Pour W. Benjamin, ces fantasmagories agissent comme une mesure de ce qui fait « lieu » : plus elles revêtent un caractère chimérique, plus elles dénotent de l’intensité du dialogue entre l’espace en question et ceux qui le traversent.

Frankfurt, Bahnhofsviertel, Francfort-sur-le-Main, par Boris Roessler, 2018.
Frankfurt, Bahnhofsviertel, Francfort-sur-le-Main, par Boris Roessler, 2018.

« Toute la misère et les déviances sont contenues dans le quartier de la gare. Machines à sous, vendeurs de drogue, prostitution, sans-abri, et surtout des toxicomanes allongés sur des matelas de fortune à même le sol, parfois à deux ou trois, renvoyant à autant de naufrages, autant de Radeaux de la Méduse de Géricault ».

O. Moalla, résidence à Francfort-sur-le-Main, Basis E.V & CEAAC, 2023

 

Le choix des portes urbaines de villes et les traces qu’il en reste comme objet de notre expérimentation s’explique par le caractère matériel, temporel et intangible qu’elles projettent. L’incidence des portes sur l’évolution, le vécu et la perception d’une ville, à différentes périodes de l’histoire, est indéniable. Rome fut exaltée par ses entrées : la porte est employée dans le mythe fondateur de la ville comme moyen sûr de passer une triple frontière, politique, religieuse et paysagère (pomerium), sans pour autant l’enfreindre (Dibié, 2012). De même, le Livre des fondations ne nous rappelle-t-il pas, à partir des écrits de Tite-Live, combien cette mère des villes s’est constitué « de meurtre fondateur en meurtre fondateur », de « multiplicités », de « multitudes », aux premiers chefs desquelles sa foule liquide, contenue tant bien que mal par des limites ? « Comment occuper un espace, comment le tenir ? Un solide ne peut envahir une étendue, il demeure localement. (…) La foule (est) fluide. (…) La multitude, liquide, passe les limites » (Serres, 1983, p. 242).

On peut à partir de là envisager les portes, ces lieux de passage absolu, comme des vannes uniques qui tantôt contiennent, tantôt répandent, ce fameux liquide – quand il ne déborde pas complètement. Elles concentrent des flux continus, entrant, sortant, stagnant, piétinant, se prosternant, créant un sillage qui reste palpable par les routes qu’elles ont su tracer. Les portes sont des repères géographiques et symboliques qui ont imprégné la mémoire individuelle et collective un temps donné. Ainsi de la géographie de la ville, nous postulons que cette mémoire est, elle aussi, marquée du sceau du vécu de ces lieux. Par analogie, nous établissons deux cartes mentales qui représentent le même espace mais emploient une grammaire de représentations différentes : l’espace géographique (topographique) et l’espace de la mémoire (« Loci et Imagines », Yates, 1966).

La porte, nous dit Pierre Sansot dans Poétique de la ville (1996), est également le lieu où s’expriment les aléas du pouvoir et toutes ses représentations populaires :

 

« Le vainqueur ou l’ambassadeur ou l’hôte de marque se présentait à ces portes qu’on lui ouvrait toutes grandes et il remontait la voie triomphale – celle de tous les vivats, de toutes les fanfares, de toutes les parures. Une avenue avait donc pour seule mission de reconnaître, dans l’éclat, le vainqueur de la ville. Jours de fête et jours de morts ! On y acclamait, mais aussi on y exécutait, on y pendait les ennemis du régime. Les oriflammes, les parures et aussi les potences, les cadavres qui pourrissent au soleil ! Le visage fin des politiques, des diplomates, des grands de ce monde, et aussi la masse des enfants, des badauds, des simples ; la démarche ponctuelle, prudente de ceux qui habitent là depuis toujours – et l’allure un peu hagarde de ceux qui ont vaincu la soif, la faim, la chaleur avant d’arriver, et qui dans cette oasis de fontaines et de fraîcheur, sont tout étonnés de ne plus soulever de poussière. Une ville comme une maison, pour devenir une demeure, semble les réclamer impérieusement. Quand elles n’existent point, nous perdons les moments précieux de l’entrée et de la sortie » (pp. 123-124).

P. Sansot restitue bien la dynamique vertigineuse de ce type de lieu. Si les lieux pouvaient s’exprimer, aucun ne pourrait mieux prétendre avoir fréquenté plus d’individus que les portes urbaines. Le philosophe ajoute que « sans ces passages solennels qui valent mieux que la réalité à laquelle ils introduisent, la ville, en quelque sorte, disparaît puisque nous n’avons jamais à franchir le seuil qui nous assure que nous venons de pénétrer en elle. Les portes suscitent, en outre, les rêveries, permanentes, de la serrure, du pêne, de la clef » (ibid). Sans porte, point de ville, (et sans ville ?) point d’imaginaire – alors même qu’un « urbain sans figure » tend aujourd’hui à contrecarrer l’analyse. Pour le géographe Michel Lussault, l’urbain dans les modes de vie qu’il suppose (ou impose !), vient en effet aujourd’hui supplanter la ville, qui, de facto, a perdu toute notion de limites y compris dans les habitus qu’elle sous-tend (Lussault, 2007). La question des portes urbaines, par leurs dimensions mémorielles et immatérielles, par leur mandat d’orée ou de seuil, nous apparaît d’autant plus fondamentale qu’elle est un aiguillon en puissance face à l’étendue si informe des villes contemporaines.

Protocole de recherche
De W. Benjamin à l’enregistrement d’une « conversation » in situ, de la conversation vers une œuvre potentielle

C’est par la flânerie que W. Benjamin s’intéresse, lui, au lieu, et à travers cela, aux images de la ville, aux imageries urbaines, à l’inconscient collectif qui se trouvent déposés dans la ville, c’est-à-dire les images que celle-ci renvoie – « aux images de rêves ». Toute cette grammaire a trait aux images mobilisées et produites par le capitalisme au XIXe siècle, ou émanent d’un conflit au sein de l’imagerie collective – par exemple, entre les ouvriers et les sociétés naissantes du type Grands Magasins. A la suite de cette expérience du flâneur, se produit un ensemble d’images que W. Benjamin va finir par nommer, sortant de sa posture de flâneur : celle des fantasmagories : nous projetons un imaginaire sur la forme que l’on regarde, et flâner est l’état où cette capacité de projection devient paroxystique. « Le flâneur cherche un refuge dans la foule. La foule est le voile à travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur en fantasmagorie ». Le regardeur est pour W. Benjamin en état de projection constant (op. cit., pp. 60-77). La clé de lecture qu’il emploie pour analyser sa propre expérience de flâneur est donc, par transposition, celle de la fantasmagorie (la Lanterne magique) et le procédé par lequel celle-ci se produit – l’illumination, le verre, le voile. Ce qui nous attire ici n’est pas tant la critique sociale qu’il émet vis-à-vis du capitalisme du XIXe siècle, mais le protocole d’analyse des images qui lui sont renvoyées par l’espace.

Sa démarche trouve une résonance indirecte avec les ars memoriae – un ensemble de principes mnémotechniques et de techniques diverses utilisés pour organiser la mémoire, améliorer le rappel et aider à la combinaison et à l’« invention » d’idées – et plus spécifiquement la méthode des « loci et imagines ». L’ars memoriae est un « art » au sens aristotélicien du terme, une méthode ou un ensemble de prescriptions qui ajoutent de l’ordre et de la discipline aux activités pragmatiques et naturelles des êtres humains. Il existe en tant que groupe de principes et de techniques reconnu depuis le milieu du premier millénaire avant notre ère. Il était généralement associé à une formation en rhétorique ou en logique, mais des variantes de cet art ont été utilisées dans d’autres contextes, en particulier dans les domaines artistiques, religieux et magique (Yates, op. cit.). La méthode des loci et imagines consiste donc à associer des informations à des lieux spécifiques, jouant avec la capacité cognitive à se remémorer des scènes impressionnant la mémoire. Somme toute, nous cherchons à recueillir les images que les lieux nous renvoient de ce que l’on a projeté d’eux, tel un va-et-vient cognitif constant de nous au lieu, et du lieu, à nous.

A travers la sollicitation de divers publics, habitants locaux, touristes, experts, chercheurs, plasticiens, nous souhaitons dresser, d’abord autour d’une simple conversation, un inventaire tout en images de portes de villes, une « photo-témoin sonore » de leur histoire et de leurs représentations. Un enregistrement in situ comme matériau brut d’une conversation-fleuve, quasi-proprioceptive, qui mêle impressions sensibles, sensorielles, analyses urbaines, captations sonores, entretiens, lectures d’extraits d’ouvrages théoriques et de romans, conférences dans et autour de l’espace public des portes. Ce son « matérialise » en quelque sorte l’esprit de la porte en question, il incarne son paysage mental. Ce sont avant tout les lieux parcourus qui sculptent le volume de cette forme sonore, elle-même alors à même d’en dicter d’autres. Celles-ci s’articuleront autour de diverses productions, à la fois performatives, installation, vidéo, écriture… (de façon non cumulative et non exclusive), prenant appui sur les éléments récoltés dans l’espace urbain.

Nous entendons ce travail comme un processus ouvert, le plus participatif possible en relation avec les habitants : du recueil des premiers éléments de terrain à la production de/des œuvres, différents publics seront convier à intervenir sur site. Les données empiriques brutes et semi-brutes, ainsi que les différents traitements artistiques et/ou scientifiques qu’on en fait, sont mis en ligne sur une page dédiée, comme matériaux de la recherche-création, accessibles à tous. Il s’agit d’avoir connaissance de la recherche en train de se faire et non uniquement du « produit fini ».

Ville Pilote
Mulhouse, Porte du Miroir : une première expérimentation sur le terrain pour « valider » notre protocole et premières productions

A Mulhouse, notre ville de résidence, nous avons choisi de nous intéresser à la Porte du Miroir, l’une des portes cerclant le cœur historique de la ville. Ce choix est d’une part directement induit par « l’imagerie » que provoque en nous son toponyme (porte dite du Miroir), mais aussi par le vécu passé de O. Moalla au sein de ce quartier qu’il connait bien. Notre déambulation nous a d’abord conduit à l’enregistrement d’une conversation, puis à l’identification d’un bâtiment comme objet d’interprétation de nos propres représentations.

« Flânerie », conversation, 2024 

Notre flânerie dure environ trois heures et nous conduit de la Tour Nessel à la Porte du Miroir, du quartier Manège à l’ancienne Fonderie. Nous échangeons tout au long du trajet, qui s’effectue à pieds. Cette déambulation va donner lieu à un enregistrement édité d’une quarantaine de minutes, rendant compte de notre discussion et de nos impressions.

"Impressions D'espaces : Porte du Miroir, Flâneries", enregistrement et montage sonore,

Mulhouse (Fr), 2024, PROCESSUS (Moalla & Descamps).

Monumentalité

Lors de notre flânerie, nous avons réalisé que l’un des bâtiments du quartier de la Porte du Miroir nous attirait tout deux plus spécifiquement, un vaste ensemble de logements que O. Moalla nommait jadis « Le Bateau » : une opération architecturale des années 1990 de style néo-corbuséen aux allures étranges et amusantes. Formellement intrigante et amusante pour moi par son côté monumental, et du côté du vécu pour O. Moalla, puisque c’est là qu’il occupait son temps libre plus jeune, avec les voisins du quartier.

« L’Occupation du Sol », vidéo-archive, 15′, 2024

L’Occupation du Sol est une vidéo de 15 min (voir plus bas ou à ce lien) réalisée à partir d’images d’archives capturées par O. Moalla. De façon instinctive, nous avons dégagé une « typologie d’images » à partir du visionnage des heures de rush. Ces regroupements arbitraires, qui marient aussi bien formes que fonds, décomposent et recomposent, tels des fragments parcellaires, le récit que ces images semblaient vouloir énoncer au départ.

D’autres villes de transit
Pour peu à peu constituer un « Livre des Portes »

Nous souhaitons que Paris, dont les portes restent très emblématiques (lieu de passages comme de ruptures) soit l’une des villes d’ancrage de cette recherche-création sur les Portes des villes, qui transite actuellement par Mulhouse et la Porte du Miroir, et qui s’aventurera à Berlin, Rome, Chongqing ou encore Kyoto… pour peu à peu constituer un « Livre des Portes ».

Du reste, pour chacune de ces villes, nos recherches sont déjà entamées, par la collecte d’informations, la schématisation de plans urbains, la rédaction de textes, etc. D’autres territoires urbains ou ruraux (ou autres), pour lesquels la notions de limites et de frontière est forte, sont par ailleurs en cours d’identification.