Exploration de lieux et leurs représentations à partir du dispositif de la porte urbaine. Duo PROCESSUS (Moalla & Descamps).
PROCESSUS est un duo art-science créé avec Jérémie Descamps, urbaniste et docteur en géographie, rencontré en résidence à MOTOCO (lieu de production artistique à Mulhouse). Depuis 2023, nous explorons ensemble les représentations mentales de l’espace et du territoire et leur mémoire collective, au travers de protocoles de recherche-création dédiés. C’est notamment par le prisme des portes urbaines que nous sondons les notions de seuil, de passage, de frontière, ce qui nous amène à interroger celles de territoire, de nation et de la subdivision de l’espace par l’homme.
L’idée de la recherche est de constituer un Livre des portes qui rende compte des multiples configurations sociales des villes par le biais du dispositif de la porte. A travers l’histoire, la porte s’est vue parée d’attributs esthétiques, symboliques, géographiques qui lui donnent une fonctionnalité bien particulière, agissante sur la ville. Dès lors, nous nous sommes intéressés à des villes dont l’histoire est intimement liées aux fortifications et portes, telles que Paris, Rome, Chongqing, Kyoto, Berlin ou encore Mulhouse.
Dans notre protocole, nous arpentons ces lieux en vue de collecter diverses données, de les inventorier, puis de les distiller jusqu’à arriver à une forme artistique qui renvoie à une vision synthétique de l’imaginaire de la porte. Cette forme se constitue d’un agrégat de plusieurs éléments, de divers médiums, selon une grammaire qui peut se déployer autant dans l’espace public que dans un espace d’exposition.
En quoi notre démarche s’inscrit-elle dans une recherche « transdisciplinaire », ou se réclame-t-elle de la « recherche-création » en art et sciences humaines et sociales ? Pour le chercheur Guillaume Logé, le transdisciplinaire requiert la confrontation de disciplines différentes, menant, en fusion, à une forme inédite qui n’est ni tout à fait celle des matières scientifiques, ni tout à fait celle des domaines artistiques : elle a cheminé pour devenir autre (Logé, 2019). Dans notre démarche de projet, c’est bien à cette autre forme que nous comptons aboutir, par le truchement et l’entrecroisement de nos pratiques respectives – en donnant la même force au processus de recherche lui-même, qu’à la forme à laquelle ce processus nous aura permis d’aboutir. Pour les chercheurs Eric Dayre et David Gauthier, auteurs de L’art de chercher (2020), la « recherche-création » reste une recherche ouverte qui intervient en contrepoint de l’ultraspécialisation constatée dans tous les domaines de la recherche. A fortiori, l’urbanisme est aussi touché par ce constat. Dès lors, la recherche-création n’est-elle pas un nouveau moyen d’hybrider une discipline de recherche ou une pratique de projet actuellement extrêmement contingentées par d’irrépressibles besoins de normes, de rationalité ? Ces normes, sigles, métriques urbaines ont en effet fini par occulter un élément pourtant essentiel de la ville : le vécu, le sensible, et in extenso leurs représentations, composants vitaux de la ville en tant qu’organisme vivant et non techniquement figé par des plans froids, ou d’obscurs acronymes pensés d’en-haut (ce fameux logotechnique que dénonçait déjà la philosophe Françoise Choay).
Si les recherches art-science existent déjà entre art et sciences dites « dures » (mathématiques, chimie, physique, neurosciences, biologie…) – les artistes s’intéressant depuis toujours aux exactitudes des sciences laborantines pour les re-malaxer au gré de chiffres et de matières récoltés – les croisements entre arts visuels et sciences humaines et sociales sont eux plus rares, du moins plus récents, mais tout aussi féconds ; ils demandent néanmoins du temps pour se développer ; ils sont soumis à de multiples aléas, voire des écueils, car ils s’inscrivent dans un cadre peut-être plus incertain. C’est d’ailleurs comme cela que notre rencontre a eu lieu. Tous deux en résidence à Motoco, organisme abritant des ateliers d’artistes à Mulhouse, nous développons au départ une discussion informelle autour de philosophes que nous affectionnons, comme Pierre Sansot (pour J. Descamps) et Walter Benjamin (pour O. Moalla), dont le point de convergence est peut-être l’évocation poétique de lieux, de seuils, de frontières visibles et invisibles qui font la ville, qui font de nous des urbains. O. Moalla s’intéresse alors au dispositif de la porte urbaine comme angle d’interprétation des liens et ruptures qui s’opèrent dans la ville. Mais c’est la méthode d’observation de la porte urbaine qu’il se propose d’employer – la flânerie et la fantasmagorie inspirées de Benjamin, sorte de recueil d’impressions à vif et des projections qui émanent du lieu – qui interpelle littéralement J. Descamps. L’artiste – les artistes – ont selon lui véritablement le pouvoir de changer les approches rationnelles et standardisées de l’espace, de décaler le regard, de renouveler l’observation et la connaissance de l’espace par des méthodes visuellement, intimement innovantes. Ce type de rencontre autour d’un thème d’intérêt commun, où chercheurs et artistes se mettent d’accord pour étudier un sujet donné, se nomme, pour Dayre et Gauthier le déclic événementiel.
Notre recherche-création analyse l’espace dans ses caractéristiques urbaines comme dans ses dimensions mentales, qui appellent à l’idée subjective d’une « mémoire du lieu », ancrée dans l’inconscient collectif. Elle emploie l’expérience parisienne de W. Benjamin comme protocole en deux temps. D’abord une phase d’observation empirique, faisant écho au concept de « flâneur » et au recueil des impressions et des images renvoyées par un lieu donné. Puis une phase « d’inventorisation » et de synthétisation de ces données comme fragments d’une « fantasmagorie » collective. Pour W. Benjamin, ces fantasmagories agissent comme une mesure de ce qui fait « lieu » : plus elles revêtent un caractère chimérique, plus elles dénotent de l’intensité du dialogue entre l’espace en question et ceux qui le traversent.
« Toute la misère et les déviances sont contenues dans le quartier de la gare. Machines à sous, vendeurs de drogue, prostitution, sans-abri, et surtout des toxicomanes allongés sur des matelas de fortune à même le sol, parfois à deux ou trois, renvoyant à autant de naufrages, autant de Radeaux de la Méduse de Géricault ».
O. Moalla, résidence à Francfort-sur-le-Main, Basis E.V & CEAAC, 2023
Le choix des portes urbaines de villes et les traces qu’il en reste comme objet de notre expérimentation s’explique par le caractère matériel, temporel et intangible qu’elles projettent. L’incidence des portes sur l’évolution, le vécu et la perception d’une ville, à différentes périodes de l’histoire, est indéniable. Rome fut exaltée par ses entrées : la porte est employée dans le mythe fondateur de la ville comme moyen sûr de passer une triple frontière, politique, religieuse et paysagère (pomerium), sans pour autant l’enfreindre (Dibié, 2012). De même, le Livre des fondations ne nous rappelle-t-il pas, à partir des écrits de Tite-Live, combien cette mère des villes s’est constitué « de meurtre fondateur en meurtre fondateur », de « multiplicités », de « multitudes », aux premiers chefs desquelles sa foule liquide, contenue tant bien que mal par des limites ? « Comment occuper un espace, comment le tenir ? Un solide ne peut envahir une étendue, il demeure localement. (…) La foule (est) fluide. (…) La multitude, liquide, passe les limites » (Serres, 1983, p. 242).
On peut à partir de là envisager les portes, ces lieux de passage absolu, comme des vannes uniques qui tantôt contiennent, tantôt répandent, ce fameux liquide – quand il ne déborde pas complètement. Elles concentrent des flux continus, entrant, sortant, stagnant, piétinant, se prosternant, créant un sillage qui reste palpable par les routes qu’elles ont su tracer. Les portes sont des repères géographiques et symboliques qui ont imprégné la mémoire individuelle et collective un temps donné. Ainsi de la géographie de la ville, nous postulons que cette mémoire est, elle aussi, marquée du sceau du vécu de ces lieux. Par analogie, nous établissons deux cartes mentales qui représentent le même espace mais emploient une grammaire de représentations différentes : l’espace géographique (topographique) et l’espace de la mémoire (« Loci et Imagines », Yates, 1966).
La porte, nous dit P. Sansot dans Poétique de la ville (1996), est également le lieu où s’expriment les aléas du pouvoir et toutes ses représentations populaires :
« Le vainqueur ou l’ambassadeur ou l’hôte de marque se présentait à ces portes qu’on lui ouvrait toutes grandes et il remontait la voie triomphale – celle de tous les vivats, de toutes les fanfares, de toutes les parures. Une avenue avait donc pour seule mission de reconnaître, dans l’éclat, le vainqueur de la ville. Jours de fête et jours de morts ! On y acclamait, mais aussi on y exécutait, on y pendait les ennemis du régime. Les oriflammes, les parures et aussi les potences, les cadavres qui pourrissent au soleil ! Le visage fin des politiques, des diplomates, des grands de ce monde, et aussi la masse des enfants, des badauds, des simples ; la démarche ponctuelle, prudente de ceux qui habitent là depuis toujours – et l’allure un peu hagarde de ceux qui ont vaincu la soif, la faim, la chaleur avant d’arriver, et qui dans cette oasis de fontaines et de fraîcheur, sont tout étonnés de ne plus soulever de poussière. Une ville comme une maison, pour devenir une demeure, semble les réclamer impérieusement. Quand elles n’existent point, nous perdons les moments précieux de l’entrée et de la sortie » (pp. 123-124).
P. Sansot restitue bien la dynamique vertigineuse de ce type de lieu. Si les lieux pouvaient s’exprimer, aucun ne pourrait mieux prétendre avoir fréquenté plus d’individus que les portes urbaines. Le philosophe ajoute que « sans ces passages solennels qui valent mieux que la réalité à laquelle ils introduisent, la ville, en quelque sorte, disparaît puisque nous n’avons jamais à franchir le seuil qui nous assure que nous venons de pénétrer en elle. Les portes suscitent, en outre, les rêveries, permanentes, de la serrure, du pêne, de la clef » (ibid).
Sans portes, point de villes, point d’imaginaires ? L’« urbain sans figures » serait alors, à ce titre aussi, une tendance bien problématique. L’urbain, dans les modes de vie qu’il suppose, vient en effet supplanter la ville qui a perdu toute notion de limites : y compris jusque dans les zones rurales, les habitus, les technologies, les rythmes qui autrefois étaient ceux de la cité, s’imposent à tous inexorablement (Lussault, 2007). La question des portes urbaines, par leurs dimensions mémorielles et immatérielles, par leur mandat d’orée ou de seuil, par leur incarnation de la Cité et non de l’urbain, nous apparaît ici d’autant plus fondamentale qu’elle est un aiguillon en puissance face à l’étendue si informe des villes contemporaines.
C’est par la flânerie que W. Benjamin s’intéresse, lui, au lieu, et à travers cela, aux images de la ville, aux imageries urbaines, à l’inconscient collectif qui se trouvent déposés dans la ville, c’est-à-dire les images que celle-ci renvoie – « aux images de rêves ». Toute cette grammaire a trait aux images mobilisées et produites par le capitalisme au XIXe siècle, ou émanent d’un conflit au sein de l’imagerie collective – par exemple, entre les ouvriers et les sociétés naissantes du type Grands Magasins. A la suite de cette expérience du flâneur, se produit un ensemble d’images que W. Benjamin va finir par nommer, sortant de sa posture de flâneur : celle des fantasmagories : nous projetons un imaginaire sur la forme que l’on regarde, et flâner est l’état où cette capacité de projection devient paroxystique. « Le flâneur cherche un refuge dans la foule. La foule est le voile à travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur en fantasmagorie ». Le regardeur est pour W. Benjamin en état de projection constant (op. cit., pp. 60-77). La clé de lecture qu’il emploie pour analyser sa propre expérience de flâneur est donc, par transposition, celle de la fantasmagorie (la Lanterne magique) et le procédé par lequel celle-ci se produit – l’illumination, le verre, le voile. Ce qui nous attire ici n’est pas tant la critique sociale qu’il émet vis-à-vis du capitalisme du XIXe siècle, mais le protocole d’analyse des images qui lui sont renvoyées par l’espace.
Sa démarche trouve une résonance indirecte avec les ars memoriae – un ensemble de principes mnémotechniques et de techniques diverses utilisés pour organiser la mémoire, améliorer le rappel et aider à la combinaison et à l’« invention » d’idées – et plus spécifiquement la méthode des « loci et imagines ». L’ars memoriae est un « art » au sens aristotélicien du terme, une méthode ou un ensemble de prescriptions qui ajoutent de l’ordre et de la discipline aux activités pragmatiques et naturelles des êtres humains. Il existe en tant que groupe de principes et de techniques reconnu depuis le milieu du premier millénaire avant notre ère. Il était généralement associé à une formation en rhétorique ou en logique, mais des variantes de cet art ont été utilisées dans d’autres contextes, en particulier dans les domaines artistiques, religieux et magique (Yates, op. cit.). La méthode des loci et imagines consiste donc à associer des informations à des lieux spécifiques, jouant avec la capacité cognitive à se remémorer des scènes impressionnant la mémoire. Somme toute, nous cherchons à recueillir les images que les lieux nous renvoient de ce que l’on a projeté d’eux, tel un va-et-vient cognitif constant de nous au lieu, et du lieu, à nous.
A travers la sollicitation de divers publics, habitants locaux, touristes, experts, chercheurs, plasticiens, nous souhaitons dresser, d’abord autour d’une simple conversation, un inventaire tout en images de portes de villes, une « photo-témoin sonore » de leur histoire et de leurs représentations. Un enregistrement in situ comme matériau brut d’une conversation-fleuve, quasi-proprioceptive, qui mêle impressions sensibles, sensorielles, analyses urbaines, captations sonores, entretiens, lectures d’extraits d’ouvrages théoriques et de romans, conférences dans et autour de l’espace public des portes. Ce son « matérialise » en quelque sorte l’esprit de la porte en question, il incarne son paysage mental. Ce sont avant tout les lieux parcourus qui sculptent le volume de cette forme sonore, elle-même alors à même d’en dicter d’autres. Celles-ci s’articuleront autour de diverses productions, à la fois performatives, installation, vidéo, écriture… (de façon non cumulative et non exclusive), prenant appui sur les éléments récoltés dans l’espace urbain.
Nous entendons ce travail comme un processus ouvert en relation avec les habitants : du recueil des premiers éléments de terrain à la production de/des œuvres, différents publics sont convier à intervenir sur site. Les données empiriques brutes et semi-brutes, ainsi que les différents traitements artistiques et/ou scientifiques qu’on en fait, sont mis en ligne sur une page dédiée, comme matériaux de la recherche-création, accessibles à tous. Car il s’agit d’avoir connaissance de la recherche en train de se faire et non uniquement du « produit fini ».
A Mulhouse, notre ville de résidence, nous avons choisi de nous intéresser à la Porte du Miroir, l’une des portes cerclant le cœur historique de la ville. Ce choix est d’une part directement induit par « l’imagerie » que provoque en nous son toponyme (porte dite du Miroir), mais aussi par le vécu passé de O. Moalla au sein de ce quartier qu’il connait bien. Notre déambulation nous a d’abord conduit à l’enregistrement d’une conversation, puis à l’identification d’un bâtiment comme objet d’interprétation de nos propres représentations.
Notre flânerie dure environ trois heures et nous conduit de la Tour Nessel à la Porte du Miroir, du quartier Manège à l’ancienne Fonderie. Nous échangeons tout au long du trajet, qui s’effectue à pieds. Cette déambulation va donner lieu à un enregistrement édité d’une quarantaine de minutes, rendant compte de notre discussion et de nos impressions.
"Impressions D'espaces : Porte du Miroir, Flâneries", enregistrement et montage sonore,
Mulhouse (Fr), 2024, PROCESSUS (Moalla & Descamps).
Lors de notre flânerie, nous avons réalisé que l’un des bâtiments du quartier de la Porte du Miroir nous attirait tout deux plus spécifiquement, un vaste ensemble de logements que O. Moalla nommait jadis « Le Bateau » : une opération architecturale des années 1990 de style néo-corbuséen aux allures étranges et amusantes. Formellement intrigante et amusante pour J. Descamps par son aspect monumental, et du côté du vécu pour O. Moalla, puisque c’est là qu’il occupait son temps libre plus jeune avec les voisins du quartier.
Nous souhaitons que les villes dont les portes restent très emblématiques (lieu de passages comme de ruptures) deviennent les villes d’ancrage de cette recherche-création, qui transite actuellement par Mulhouse et la Porte du Miroir, et qui s’aventurera à Berlin, Rome, Chongqing, Paris ou encore Kyoto… pour peu à peu constituer un « Livre des Portes ».
Du reste, pour plusieurs de ces villes, nous avons déjà entamé nos recherches, par la collecte d’informations, la schématisation de plans urbains, la rédaction de textes, etc. D’autres territoires urbains ou ruraux, français ou internationaux, pour lesquels la notions de limites et de frontière est forte, sont par ailleurs en cours d’identification.